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INTERVIEW

Jean-Luc Moreau en interview

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Actuellement à l’affiche, aux côtés de Claire Nadeau, de la pièce Les Lyons, Jean-Luc Moreau est bien loin de n’être que l’acteur que l’on voit évoluer sur scène dans la peau d’un personnage aigri, râleur et mourant. Véritable référence en matière de théâtre, la liste de ses rôles et de ses mises en scène donneraient presque le tournis tant cet ancien de la Comédie-Française ne semble jamais s’être arrêté en 50 ans de carrière ! Sans cesse réclamé par ses confrères, il n’est pas rare de voir tourner en même temps quatre ou cinq comédies portant sa patte pendant qu’il foule lui-même les planches ou qu’il se prépare déjà à mettre sur pied un nouveau projet. Boulimique, acharné et passionné, l’expérience ne lui a semble-t-il jamais fait perdre cette curiosité et cette capacité d’émerveillement normalement indispensables à toute création artistique…

À Monaco le 09 mars • À Saint Raphaël le 11 mars


« Les sujets de fond des pièces américaines sont souvent beaucoup plus violents et réalistes… »


 

Morgane Las Dit Peisson : Jouer est toujours un plaisir mais en venant nous voir dans le sud, c’est décuplé je présume…

Jean-Luc Moreau : C’est vrai qu’une tournée est toujours agréable mais passer par le sud l’est peut-être encore plus ! (rires) J’avais une maison à Agay que j’ai quittée pour une femme d’origine basque… Je ne regrette pas mon choix du tout mais c’est vrai que cette maison face à la mer était charmante bien qu’un peu bruyante l’été entre la circulation et les bateaux. Dans le Pays Basque, on a surtout des surfeurs, des beaux garçons donc c’est toujours agréable à regarder et surtout c’est plus silencieux ! (rires)

La dernière fois que l’on s’était vus, c’était pour la pièce 3 lits pour 8 aux Nuits Auréliennes de Fréjus où vous étiez metteur en scène… Cette fois-ci, pour Les Lyons, vous êtes au jeu et à la mise en scène…

Je crois que ça fait appel à deux parties de moi – comme on en a tous – que mon métier me permet d’assumer. On dira que quand je suis metteur en scène, je fais appel à ma part de « virilité » et quand je suis acteur, c’est ma part de féminité qui prend le dessus… Quand on joue, on est flatté et on se maquille, on se laisse séduire par un metteur en scène qui attend quelque chose de nous et qui est aux petits soins pour nous. L’acteur a droit à des égards tandis que le metteur en scène doit maîtriser le groupe. Pour cette dernière activité, il faut avoir une sensibilité plus globale alors que lorsqu’on est sur scène, on doit d’abord penser à sa « gueule » tout en s’insérant dans le groupe… Je pense que ces deux pans du métier flattent deux choses que j’ai sans doute et c’est peut-être ça qui m’équilibre autant.

Ces dernières années, j’ai monté beaucoup de pièces d’Éric Assous – qui est un auteur que j’adore – et les deux fois où il a remporté le Molière du meilleur auteur – la récompense ultime à mes yeux -, c’était lorsque j’étais à la fois metteur en scène et acteur pour L’illusion conjugale et On ne se mentira jamais !… J’ai l’impression que ça me réussit de me diriger ! (rires) 

Un metteur en scène rassure ses acteurs alors quand on est les deux, ça se passe comment ?

Ah moi, je me rassure tout seul ! Je me parle en moi-même, je me complimente d’un côté, j’approuve de l’autre… On n’est jamais mieux servi que par soi-même, c’est bien connu ! (rires) Plus sérieusement, dans le cadre de la pièce Les Lyons, c’est la toute première fois que ma femme Mathilde Penin – qui est comédienne depuis longtemps – m’épaule à la mise en scène. Elle a toujours suivi mon travail de près, c’est quelque chose qui la tentait mais elle n’osait pas se lancer de peur de ne pas savoir comment parler aux acteurs. Elle ne se sentait pas légitime mais je savais qu’elle était tout à fait capable de réussir alors, étant acteur dans la pièce, je lui ai demandé de partager la mise en scène avec moi. Bizarrement, ça a été très agréable autant pour elle que pour moi et ça nous a offert une belle complémentarité. On a découvert que l’on pouvait s’associer professionnellement malgré notre relation personnelle et notre différence d’âge. C’est épatant de voir à quel point tout s’est fait d’une façon si harmonieuse et naturelle autant entre nous qu’avec les autres comédiens.

J’ai une réputation – bonne pour certains et sûrement mauvaise pour d’autres – mais lorsque les comédiens ont accepté de jouer dans Les Lyons, ils savaient que j’étais à la mise en scène mais pas que Mathilde l’était aussi et ça aurait pu être un frein. J’ai tenu à ce qu’elle co-mette en scène car c’est elle qui avait trouvé la pièce et puis, de par son travail et son implication, sa place s’est justifiée d’elle-même !

C’est une expérience qui lui a plu ?

Oui et je ne serais pas du tout étonné de la voir rempiler rapidement ! (rires) Il y a des textes – américains notamment – qu’elle aime beaucoup et j’aimerais sincèrement qu’elle prenne son élan toute seule avec l’un d’entre eux… 

Une mise en scène dépend des volontés de l’auteur ou offre une liberté totale ?

Ça va vraiment dépendre de chaque texte et surtout de chaque auteur. Certains – comme Georges Feydeau – sont très directifs dans leurs didascalies et ont tout prévu. Libre à nous, ensuite, de suivre ces indications ou non… Et puis, à l’inverse, d’autres auteurs ne mentionnent rien au point parfois de ne mettre aucun point ni aucune virgule dans les phrases pour que ce soit à l’acteur et au metteur en scène de trouver la respiration et le rythme à donner. C’est plutôt rare évidemment mais ça existe.

Pour Les Lyons, Nicky Silver – l’auteur – n’a laissé aucune indication précise si ce n’est qu’on se retrouve dans une chambre d’hôpital. On a trouvé que mettre un lit d’hôpital était trop mortifère alors on a opté pour un fauteuil et au lieu d’avoir des draps blancs, on les a choisis de couleur… C’est une  chambre qui n’est pas signifiante ou violente, ce n’est qu’une proposition qui enveloppe le dialogue mais on aurait pu faire exactement le contraire… On aurait pu aussi décider que les personnages parlent doucement, presque en chuchotant alors que les nôtres explosent constamment. La liberté est sans faille alors ce qu’il faut toujours garder à l’esprit, c’est que cette créativité ait du sens.

En ce qui me concerne, je sais que je suis très obsédé par les mots que nous disons. Ce sont eux qui nous distinguent autant des animaux que des plantes et ce sont de petits véhicules qui ont beaucoup de propriétés. Ils ont leur signification, leur positionnement dans la phrase et ils ont leur écho par rapport aux autres phrases qui les entourent alors toutes ces variantes sont autant de réflexions qui font que lorsqu’on se penche sur une pièce, on commence à essayer de défendre le verbe de l’auteur en se rapprochant de lui. Ce n’est qu’après ce travail que l’on peut savoir si l’on a mis en scène une comédie, une tragédie ou un drame burlesque. Parfois, on me demande des déclarations d’intention avant même que je sache ce que je vais en faire alors je raconte des « conneries », c’est évident ! (rires) Par contre, une fois que c’est monté, je regarde l’objet et à ce moment là seulement, je peux me rendre compte du résultat et de ce qu’il provoquera – normalement – chez le spectateur… 

Je ne suis pas un faiseur d’images, je fais plus le pari que les mots, dans l’esprit du public, vont générer des images…

Les Lyons en est un excellent exemple puisqu’elle nous plonge, malgré le thème de la mort, dans une comédie sombre mais véritablement drôle…

C’est vrai qu’avec Les Lyons, on rit énormément mais ce n’est pas un rire de comédie pure, c’est un rire qui purifie la violence des situations…

Dans le comédie théâtrale française, on évite soigneusement la mort…

Dans Mariage et châtiment que j’ai montée et qui se joue en ce moment sur Paris avec Daniel Russo et Laurent Gamelon, on traite de la mort. C’est l’histoire d’un type qui doit inventer un gros mensonge pour justifier son absence au mariage de son meilleur ami alors qu’il est témoin et qui, quitte à mentir, va dire que sa femme est morte… Effectivement, elle n’est pas décédée mais le thème plane sur la pièce… 

Mais comme dans Oui Patron !, Croque-Monsieur ou Dernier coup de ciseaux, ce sont des morts qu’on ne voit pas et surtout qui ne touchent pas des personnages auxquels on a eu le temps de s’identifier, elles sont souvent prétextes à une enquête ou à des quiproquos… Alors les pièces comme Coiffure pour dames – devenues Coiffure et confidences – où l’un des personnages principaux meurt sont rares… 

C’est tout à fait vrai et c’est ce qui a fait de cette pièce – Les Lyonsun pari osé et risqué. Quand on l’a reçue, on a fait une lecture publique et c’est cette dernière qui nous a encouragés à la monter… On aurait pu avoir peur de ce sujet, peur d’aborder le cancer et la mort inévitable de ce père de famille, peur que le public trouve ça trop pesant et trop choquant mais quand on a entendu les rires des gens, ça nous a rassurés et on a compris que la qualité de ce texte avait la vertu d’assainir des propos qui auraient pu provoquer une gêne chez le spectateur… Car au delà de mon personnage qui est en train de mourir, elle est très intéressante car c’est la première pièce que je rencontre qui propose un règlement de comptes entre des parents et leurs enfants et c’est très jouissif ! (rires) Habituellement, on nous présente des enfants qui se plaignent de leurs parents mais pas l’inverse. Dans Les Lyons, les deux enfants – adultes – sont complètement à la dérive et les parents ne se privent pas de leur dire qu’ils sont pitoyables. Et même si on ose rarement le dire de peur que ce soit perçu comme un échec, les enfants peuvent être eux aussi un fardeau dont les parents ne se libèreront jamais ! Dans la pièce, Claire Nadeau – qui campe mon épouse – dit tout haut tout ce que beaucoup pensent tout bas et se casse avec un mec pour refaire sa vie après le décès de son mari en laissant ses deux idiots d’enfants se débrouiller tout seuls ! Un fantasme pour beaucoup ! (rires)

Vos personnages se permettent d’aller là où dans la vie réelle on ne peut pas, souvent par peur ou par éducation…

Je crois que c’est une des vertus principales du théâtre, sur scène on peut tout se permettre. Ça peut être très osé, violent, intime et puissant, ça peut aller loin. C’est ça qui est passionnant dans le théâtre de création, c’est qu’on peut tout essayer, aller dans des recoins inattendus au point que parfois ça mette la pièce en danger mais ça fait partie de nos responsabilités. En tant qu’artistes, on ne doit pas se cantonner au connu et au facile, on se doit d’essayer et de proposer. Dans Mariage et châtiment par exemple, Éric Assous aborde violemment les thèmes de l’antisémitisme et de l’homophobie au point que parfois les gens en aient le souffle coupé et soient mal à l’aise mais c’est un gros succès donc ça signifie que le public recherche aussi ça. Il a besoin d’être secoué, c’est bénéfique…

Le théâtre est certes un divertissement mais il est aussi là, en tant qu’Art, pour nous faire réagir…

Je crois que c’est bien quand le théâtre métaphorise la vie… On est exactement comme dans la vie sauf qu’on n’est pas dans la vie et c’est ce petit décalage qui nous permet d’aller plus loin dans les consciences, les émotions et les sensations. C’est la grosse différence qui existe avec le cinéma. Mon fils, David Moreau, vient de réaliser le film Seuls qu’il a adapté d’une bande-dessinée et, en le voyant travailler, je me suis aperçu qu’avec sa caméra – comme tous les réalisateurs – il nous contraint à regarder quelque chose à travers l’image qu’il a filmée. Au théâtre, les choses sont un peu différentes… En tant que metteur en scène, je fais un film avec une caméra absente ce qui fait que le public n’est pas obligé de regarder un point précis sur scène. Il peut regarder l’acteur qui parle mais aussi celui qui est dans un coin de la scène, il peut regarder ailleurs dans le théâtre ou même rêvasser, il peut tout faire et c’est à moi, en tant que metteur en scène, d’essayer de guider son regard, son attention et ses sentiments grâce à un découpage un peu comme au cinéma. La difficulté, c’est qu’il faut que j’arrive à inciter des centaines de personnes dans la salle à faire le même « montage » cinématographique que moi, sans caméra. Le public peut donc à la fois « subir » mes directives abstraites et faire ses propres choix, à lui.  

Il y a un point sur lequel vous ne pouvez rien faire dans la pièce Les Lyons, c’est que vous êtes le mort…

Oui et d’ailleurs j’ai tout décortiqué pour essayer de trouver un moyen de revenir dans la seconde partie de la pièce, mais ce n’était vraiment pas possible par rapport au texte. Pourtant, je pense que ça aurait pu être très drôle de voir mon personnage, Ben Lyons, en tant qu’observateur sur certaines scènes mais ça n’a pas été voulu par l’auteur alors j’ai accepté mon tragique destin ! (rires)

L’auteur de Les Lyons – Nicky Silver – est américain et, même si ce genre de théâtre à la fois drôle et cru nous arrive au compte-gouttes, les auteurs français ne semblent pas encore prêts à en écrire…

C’est tout à fait juste… Les sujets de fond des pièces américaines sont souvent beaucoup plus violents et réalistes que ceux que nous abordons nous, en France. J’ai une pièce sur les journalistes et photographes de guerre – Check Point – où le personnage principale, une femme, rentre chez elle, dans son pays, dans sa propre vie mais elle est en morceaux… Je me suis alors renseigné sur le destin des gens qui font ces métiers, soit ils meurent sur place, soit ils se suicident, ils se shootent ou ils deviennent cinglés mais il y en a très très peu qui en ressortent indemnes. C’est une pièce qui ose parler de ça et sincèrement, elle est extraordinaire et j’ai hâte de pouvoir la monter. 

Il y en a une autre – Grounded – qui quant à elle se présente sous la forme d’un monologue d’une femme pilote pour l’armée. Elle « travaillait » donc sur les lieux de combat à bord de son avion jusqu’au jour où on lui apprend qu’elle n’aura plus à survoler la Syrie pour combattre mais juste à se servir d’un joystick pour télécommander un drône à distance. Ça veut dire qu’elle fait une guerre « propre », elle est chez elle le soir avec son mari et son bébé alors que l’après-midi, elle poursuit et tue des gens comme dans un jeu vidéo ! Elle ne peut devenir que folle… Et ça, c’est un vrai sujet qu’on ne trouve pas encore en France. C’est intrépide, c’est réel, c’est sans tabou, c’est d’une puissance dramatique incroyable et, pour reprendre l’exemple de Grounded, ça peut également être très drôle.

C’est en ça que ces pièces sont très réalistes, comme la vraie vie, elles ne sont pas manichéennes…

Exactement ! Quand on parle du théâtre de boulevard ou du théâtre subventionné en France, c’est idiot ! On n’est pas obligé de séparer, sectoriser ainsi… En Angleterre et aux États-Unis, on trouve beaucoup plus de pièces qui ne s’attachent pas à faire rire ou pleurer en premier lieu mais qui s’intéressent d’abord au sujet. Ce n’est pas le traitement qui compte, c’est le fond et ça donne ces pièces qui plaisent, on s’en aperçoit, énormément en France aussi…

 

© Propos recueillis par Morgane Las Dit Peisson • Photo droits réservés

Interview n°1008 parue dans Le Mensuel de mars 2017 n°379 éditions #1 et #2

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