INTERVIEW

Julien Doré en interview

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Affinant et affirmant, depuis dix ans déjà, une personnalité artistique qui lui est propre, Julien Doré a étrangement su imposer tout naturellement et en douceur son style… Ne ressemblant à aucun autre tout en faisant l’unanimité, son univers musical n’a en réalité – au fur et à mesure des albums – offert que le strict reflet de l’évolution, des états d’âmes et des préoccupations de l’homme qui le façonne sans relâche. Se livrant pudiquement dans Løve autant que dans &, c’est sur scène, chaque soir, que Julien Doré se met définitivement à nu en s’abandonnant à la réelle sensualité de l’instant qu’il partage avec son public, celle des sens et de l’instinct… Ne cherchant pas à séduire mais uniquement à toucher les gens venus à sa rencontre, l’interprète de Sublime & Silence a choisi de continuer à placer l’humain au coeur de sa démarche bien que les salles ne cessent de s’élargir à chacun de ses passages…

 

« & TOUR »

À Toulon le 29 avril • Au Festival de Ramatuelle le 01 août • En Corse à Brando le 12 août et Ajaccio le 13 août

Retrouvez Julien Doré dans la série « DIX POUR CENT » sur France 2 chaque mercredi (jusqu’au 24 mai) à 20h55

 


« Quand je chante, c’est les yeux dans les yeux avec les personnes qui sont là et rien ne vient interférer… »


 

Morgane Las Dit Peisson : La tournée bat son plein…

Julien Doré : Oui en ce moment, c’est assez chargé en concerts alors c’est magnifique, joyeux mais aussi très intense, donc je passe une bonne partie de mes journées à essayer de récupérer pour être en forme le soir venu… (rires)

C’est vrai que sur scène, on ne peut pas dire que vous vous économisiez beaucoup… 

(rires) C’est un endroit où je laisse aller les choses, où j’essaye d’occuper l’espace, de suspendre un peu le temps et de faire voyager les gens… La musique a ce pouvoir là sur moi. On a l’immense chance d’être accueillis dans des grandes salles sur cette tournée par un public qui, lui aussi, a besoin de s’évader alors on tient à ce que chaque concert, une fois terminé, laisse une empreinte, un beau souvenir… Pour y arriver, il faut effectivement laisser aller toute son énergie en s’efforçant de ne rien retenir.

Vos concerts sont toujours pleins, peu importe où et quand vous passez… Vous réussissez à réaliser que tous ces gens font le déplacement pour vous et pour votre travail ?

Quand on y pense à froid, c’est certain que ça peut paraître troublant… Ça nous arrive d’ailleurs souvent avec mes musiciens – qui sont également et avant tout mes meilleurs amis – de réaliser à quel point ce qu’on vit est complètement fou ! Mais heureusement, ce qui est génial, c’est que chaque soir de concert, aussi dingue que ce soit, ça ne nous semble jamais perturbant ! Lorsque l’on sent que les gens sont présents dans la salle, tout questionnement disparaît instantanément au profit de  l’excitation.

La scène semble être l’endroit où vous vous sentez réellement chez vous, à votre place…

C’est vrai qu’il y a quelque chose, sur scène, qui fait que tout à coup, tout devient hyper simple et super sain… Il s’y passe quelque chose de réellement à part ! Les spectacles que je mets en scène et le lien qui se crée avec le public sont des choses qui resteront gravées à vie dans nos mémoires à nous, mais je crois que le public aussi en retiendra quelque chose car c’est une expérience particulière. Et, bien que les salles se soient agrandies sur cette tournée, l’aspect humain a su rester au coeur de chaque concert parce que c’est comme ça qu’on le vit nous, de l’intérieur. Je pense que quand on nous regarde sur scène, on voit bien qu’on ne joue pas la comédie… Toute l’équipe qui m’entoure n’est faite que d’amis et surtout, on prend un plaisir incommensurable – sans doute le plus grand plaisir de toute notre vie – à être ensemble pour vivre ce rêve éveillé ! Je suis persuadé que quand on ne triche pas là-dessus, ça se ressent dans la salle et ça donne peut-être envie de venir voir le spectacle…

D’où le charme du spectacle vivant…

C’est pour ça qu’on ne fera pas de DVD de cette tournée là… J’ai envie que ça reste un spectacle vivant fait de moments uniques et précieux qu’on aura vécus ensemble – ou non d’ailleurs (rires) – mais qui ne nous appartiendront qu’à nous. Dans quelques mois, ce spectacle s’arrêtera, quelque chose d’autre viendra, une suite que je ne connais pas encore alors en attendant, on essaye de vivre chaque soir le plus pleinement possible ! C’est peut-être ça qui interpelle tous ces gens qui nous font le cadeau de venir si nombreux et qui nous rendent si heureux…  

Sur scène, c’est puissant et énergique, pourtant, le terme de showman ne vous va pas… On est dans un abandon et une incarnation mais pas dans un jeu…

C’est exactement ce que je le ressens, je ne cherche en effet pas à jouer un rôle sur scène car j’ai la sensation que lorsque l’on force les choses, on les abîme… Ça vaut bien sûr pour la scène mais ça s’applique aussi et surtout à toutes les choses de la vie. Je trouve que quand on se regarde jouer, quand on a conscience de ce que l’on va donner et que l’on est par conséquent extérieur à soi, on est la plupart du temps à côté de la plaque ! S’il y a bien une zone où je me sens libre, parfaitement les pieds dans le sol et pleinement en accord avec l’instant présent, c’est la scène… Quand je chante, je suis là et uniquement là… Mon esprit ne divague pas et ne calcule pas, je ne me demande pas si je devrais me placer de telle ou telle façon ou regarder à tel ou tel endroit en faisant attention à ma posture ou mon regard… Quand je chante, c’est les yeux dans les yeux avec les personnes qui sont là et rien ne vient interférer. Lorsque l’on discute comme on le fait en ce moment et que l’on est complètement présent dans la discussion, il y a une intensité qui est beaucoup plus forte, beaucoup plus vraie… Je pense qu’avec mes musiciens, c’est notre façon à nous, sur scène, de vivre notre musique… On la vit puissamment et avec une forme de vérité qui est la nôtre…

C’est ce qui transforme un concert en un acte d’amour avec le public chaque soir…

Le fait de monter sur scène est un appel, un besoin. J’y vais évidemment plein d’envie, d’excitation et d’énergie mais j’y vais aussi vide de
quelque chose et dans un véritable état d’urgence… Quand je monte sur scène, j’ai besoin qu’on me réponde et qu’on me porte… Je n’ai pas la sensation que les gens viennent pour m’écouter mais pour que nous nous ressentions. C’est vrai qu’avec la scène, on utilise des termes un peu trompeurs, on dit que « l’on va voir un spectacle » ou « écouter un concert » alors que l’essentiel des choses va passer par le ressenti autant pour le public dans la salle que pour moi sur scène. J’ai véritablement une grande foi quand je chante, je crois en ce que j’essaye de défendre et j’ai le sentiment que ce que je véhicule n’a de sens que lorsqu’il est ressenti et non pas juste vu ou écouté…

Vous êtes à l’écriture et à la composition, un travail solitaire, instinctif et introspectif, pourtant, vous avez cette ambivalence en vous qui vous pousse à livrer ces pensées intimes, sur scène, au plus grand nombre…

C’est vrai que c’est hyper curieux et bizarrement, j’ai l’impression que cette dualité est très saine… Si un artiste a besoin en permanence d’une lumière – qu’elle soit médiatique ou scénique – c’est qu’il vit les choses, je pense, de façon assez tronquée. Personnellement, c’est uniquement parce que je passe de longs mois à dialoguer avec ma solitude que je sais quand un morceau a une forme suffisamment aboutie pour être partagé et avoir une autre vie, voire plusieurs vies, grâce à la scène. Au fond, ça veut dire que les chansons écrites avec instinct finissent toujours par dépasser et devenir beaucoup plus fortes que ceux qui les ont créées…

Un spleen et une nostalgie se dégagent de l’album & mais là encore, il y a une dualité dans le rendu… Une mélancolie dans les textes posée sur une esthétique pop et solaire dans les compositions qui rappelle qu’on n’est pas sans aspérités mais qu’on peut tout de même tendre à être heureux…

C’est vraiment ça, c’est un miroir de l’humain au quotidien car dans une seule et même journée, on peut passer d’une phase de spleen ou de profonde tristesse à un éclat de rire incontrôlé, un émerveillement, une envie ou une espérance et, le soir venu, sombrer de nouveau dans des questionnements et des doutes. Pour moi ce dernier album & comme les précédents d’ailleurs, c’est un reflet de ce qui caractérise notre espèce. On est fait de ces va-et-vient là alors si un artiste ne se met à montrer qu’une seule des facettes qui le constituent en tant qu’être humain, son message est obligatoirement faussé et c’est quelque chose que je ne me refuse même pas à faire tant j’en suis incapable… Que ce soit dans ma façon de travailler ou d’en parler, j’estime qu’il est important – tout en gardant beaucoup de pudeur et sans jamais tomber dans la vulgarité – de soumettre tout ce que je suis et s’il y a bien un endroit où je peux le faire, c’est sur scène ! C’est ce qui explique cette alternance, en concert, entre des chansons effectivement très solaires aux textes mélancoliques et d’autres, extrêmement denses, noires et à l’atmosphère parfois très lourde.


Les morceaux se succèdent pour donner vie à un véritable spectacle sur scène…

J’ai travaillé pendant de longs mois sur ma mise en scène parce qu’elle est faite de trois actes qui s’articulent d’une façon j’espère invisible mais extrêmement importante. De la première à la dernière chanson, on est sur une même rivière qui nous fait partir de berges calmes et apaisées avant de nous surprendre avec un courant sous-jacent qui, quant à lui, nous amène vers une cascade et vers des chutes inévitables… C’était important pour nous d’articuler ça comme ça car, dès qu’on a commencé à penser à cette tournée, on s’est rendu compte que ce ne serait pas simplement qu’un concert. C’est une narration qui nous fait avancer sur un cours d’eau qui, petit à petit, devient de plus en plus tumultueux…

Il y a, en vous écoutant, quelque chose qui semble très cinématographique et qui éveille l’imaginaire des gens…

Je l’espère de tout coeur… En tous cas, c’est une partie de mon propre imaginaire que je propose sur scène… Je crois que je ne pourrais d’ailleurs pas y aller en chantant des chansons sans avoir l’ambition de créer un monde… Même si ce dernier est à l’origine le fruit de mon esprit, la zone de liberté que représente la scène me permet de partager ces songes et ces fantasmes là en les rendant presque palpables le temps d’une soirée. Ce n’est pas uniquement le partage d’un univers mais une invitation à entrer dans un monde « parallèle » pendant quelques heures… 

Un monde parallèle qui fait écho à celui, bien réel, dans lequel nous évoluons et nous nous débattons…

C’est vrai, ce n’est pas une échappatoire car je n’aime pas l’idée de fuir le monde actuel, c’est plutôt une proposition qui pourra peut-être même déclencher des choses pour un monde futur. Je crois qu’il est possible en ne condamnant pas son imaginaire, de le développer en le nourrissant constamment de choses que l’on peut voir autour de nous, et je me dis que peut-être que mon spectacle en fait partie… C’est d’ailleurs souvent comme ça que je termine la soirée, en m’adressant à ce que je pourrais appeler « la jeune génération » et en lui rappelant qu’elle a son avenir entre ses mains. Je lui raconte que si on m’avait dit un jour que j’arriverai à moto sur scène devant des salles pleines, j’aurais trouvé ça fou et irréalisable alors que ça symbolise quelque chose de fort, une liberté enfantine dont on est tous pourvus mais que l’on tait constamment… Il y a un vrai monde à créer pour demain et ce monde là, c’est à notre génération et à celle de nos enfants de le façonner. 

L’artiste est probablement le dernier être en mesure de redonner de l’espoir à ses semblables…

Selon moi, les artistes doivent en effet urgemment suggérer à ceux qui les soutiennent et les suivent que le pouvoir de rêve existe, qu’il est une possibilité et qu’il est puissant ! Il faut avoir foi en soi et c’est aux artistes de nous le rappeler car au quotidien, dans cette réalité brute qui nous entoure et nous écrase, le pouvoir de rêve est condamné tout simplement parce qu’il permet de lever les yeux au ciel et que par des milliers de combinaisons différentes, la dureté de notre époque fait qu’on a besoin de nous faire garder les yeux au sol… Les artistes ont cette possibilité de faire lever les yeux à ceux qui les écoutent, de leur laisser entrapercevoir un champ des possibles et pour moi, c’est une immense force… Même si le mot est paradoxal, c’est, à notre époque, une véritable arme…

Ça résume à merveille tout ce que comporte en lui, &, le titre de l’album… Sur la pochette, cette esperluette apparaît comme un trou de serrure qui nous invite à regarder les choses sous un autre angle… Il ne se lit pas, il laisse deviner des choses, il a des courbes très sensuelles, il est compréhensible par tous, dans toutes les langues, il comporte en lui cette notion de lien, d’union… Et puis, étant l’ancienne 27ème lettre de l’alphabet, il insinue qu’il faut savoir se souvenir du passé mais aussi aller chercher un peu plus que ce qui s’impose comme une évidence…

Totalement… Je prends ! (rires) C’est parfois compliqué d’expliquer tout ce que l’on a voulu mettre dans un titre, mais c’est ça… Et puis j’ai voulu que la pochette soit blanche pour permettre à chacun d’y mettre ses propres mots à gauche et à doite de ce & en fonction de son propre ressenti… Et le fait que cette esperluette ait été une lettre en soi pendant des siècles, signifie en effet qu’on a le droit de se nourrir du passé et de ce qui a construit notre civilisation sans pour autant sombrer dans la nostalgie en permanence. En se nourrissant des choses qui ont été, on devient plus fort et c’est pour ça que notre époque m’inquiète et m’allarme… Elle dépoétise, elle évacue la culture et l’histoire de son centre et ça, c’est un réel problème pour demain… C’est indubitablement aux artistes d’embrasser d’urgence ce rôle d’éveilleur d’idées et de consciences…

L’Art n’est pas maîtrisable, d’où l’importance pour certains d’espérer qu’il s’éteigne…

Exactement, il n’est pas maîtrisable, il est imprévisible et puis la technique ne lui suffit pas et c’est d’ailleurs ça qui me plaît énormément là-dedans… Au fond, le travail et la technique, c’est une chose, mais le talent reste très mystérieux… Il ne signifie d’ailleurs pour moi pas grand chose… On a sûrement quelques prédispositions dans certains domaines mais je crois surtout qu’il existe, non pas des gens talentueux, mais des gens qui n’ont pas de paresse et qui acceptent, à un moment donné, de forcer les choses pour atteindre une envie en donnant tout pour que cette envie là prenne une forme… Je pense qu’un artiste, en réalité, c’est ça… C’est quelqu’un qui a évacué la fainéantise pour donner vie à ses aspirations en espérant aller au bout de celles-ci et ça, très franchement, c’est encourageant parce qu’on a parfois tendance à voir les chanteurs ou les peintres comme des êtres oisifs nés avec un « talent » ! C’est énormément de travail au contraire et ça exige et une volonté féroce…

Il faut aussi à l’artiste une capacité d’observation, une grande sensibilité et un profond amour pour son semblable…

C’est clair, il faut aimer profondément les gens pour avoir autant besoin de s’adresser à eux ! Bien qu’on soit la plupart du temps plongé dans une solitude qui nous permet de transformer notre sensibilité en une forme artistique quelle qu’elle soit, on a besoin de l’autre. Je pense que ce qui résume finalement le mieux le domaine artistique aussi large soit-il entre la littérature, la peinture, la musique ou le cinéma est très simple et très essentiel, c’est aimer les autres. S’il n’y a pas ça à la base, même inconsciemment d’ailleurs, on ne peut rien produire ! 

On parlait d’ambivalence tout à l’heure et la naissance de cet album en est la preuve… Le point de départ de ce disque a étrangement été le besoin de fuir l’autre, celui qui me ressemble, parce qu’à un moment je ne le comprenais plus, parce qu’il m’exaspèrait, parce que j’ai eu la sensation d’être complètement perdu dans ce monde là et dès que je me suis retrouvé dans ce chalet des Alpes et que j’ai commencé à écrire, les gens que j’ai rencontrés m’ont porté… S’ils n’avaient pas été là, si ces « autres » ne m’avaient pas ressemblé et remis dans un lien, ces chansons ne seraient certainement jamais nées… C’est aussi ça cette esperluette, c’est l’autre…

© Propos recueillis par Morgane Las Dit Peisson • Photo Goledzinowski

Interview parue dans Le Mensuel de mai 2017 n°381 éditions #1 et #2

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